Il y a quelques temps, j’ai rencontré l’artiste Fé Tavie autour d’un thé glacé. Pendant deux heures, nous avons parlé de son parcours, du street art en général, et surtout de son rapport avec l’illégalité inhérente à son art. Entre course poursuite en Normandie et techniques d’esquives des agents de nettoyage de la mairie de Paris, voici le troisième interview de la série Police, justice, street artistes.

Est-ce que tu peux commencer par expliquer ce que tu fais ?
Je suis street artiste depuis 2016, mais à la base je suis dessinatrice, illustratrice. Ça fait depuis 2016 que je suis dans la rue.
Et donc, tu colles quoi ? Des culottes ?
C’est pas un truc qu’on a l’habitude de montrer, ça fait réagir les gens, très violemment. Soit ils trouvent ça ridicule, soit ils aiment pas, soit ils rigolent. Et puis, j’ai voulu passer en plus grand, faire une vague, mais pas une vague toute simple. Il me restait un stock de culottes, je les ai mises dans la vague. Le délire est parti là-dedans. Et y a un petit personnage, Fé, qui est mon avatar. Depuis un an et demi, y a aussi un piou piou. Comme je suis célibataire, c’est un petit peu mon compagnon.
Tu es venue naturellement au street art ?
Oui, ça a été un cri de révolte. Ça faisait dix ans que j’essayais de percer par la voie académique de mon métier. À côté de ça, j’ai beaucoup voyagé et je me suis intéressée au street art en tant que touriste. Je ne sais pas comment s’est fait le basculement de « j’aime » à « je vais le faire ». À un moment, j’étais en colère, j’avais envie de montrer des choses. On me donnait pas l’opportunité de le faire donc j’ai imprimé une planche de steakers. Je les ai posés et y a eu un déclic : je vais pas attendre qu’on me donne l’opportunité, je vais le faire.

Tu avais envie de faire quelque chose d’illégal ?
Non, ma motivation c’est que j’avais envie de dire des choses. Il se trouve que c’est dans un contexte où la loi n’autorise pas à le faire. Finalement tant mieux : ça correspond bien à la liberté que je recherchais.
Est-ce que tu as déjà été prise la main dans le sac ?
Jamais ! La police, ils passent, ils me regardent, ils s’en vont. C’est pas la police le problème, c’est plus les passants, les propriétaires. Et la Mairie de Paris.
Oui, tu m’avais dit que t’avais des anecdotes avec des agents de nettoyage.
Quand j’ai commencé, j’ai cherché les meilleurs horaires pour le faire. Je suis pas quelqu’un de nuit. J’aime bien discuter avec les gens et ce côté-là, tu peux pas l’avoir de nuit. Accessoirement, je suis une femme, donc rentrer chez moi à trois heures du matin, l’insécurité joue. Donc on a essayé très tôt le matin. Y a peu de flics. Mais là, la Mairie de Paris déambule. On était un petit groupe, dans le Marais. Génial, personne. Et on a eu les camions au Karcher au cul pendant 2-3h. Ils se mettaient à chaque fois derrière nous, sauf que nous on courait derrière eux. C’était infernal.
C’était pour vous décourager ou tout de suite ils passaient le Karcher ?
Oui, ils passaient le Karcher juste derrière. Parfois, il se passe des choses qu’on comprend pas. Ils vous nettoient, et ils laissent un artiste ou un autre. Ce jour-là j’ai pas aimé du tout. Je vais pas dans la rue pour jouer au chat et à la souris.

Et en même temps c’est leur boulot…
Tout à fait. En tout cas on peut pas y aller la nuit, pas tôt le matin. Du coup on y va cash, la journée. Parfois même le samedi, quand tout le monde est dehors. J’ai envie de te dire que plus c’est gros moins tu vas être emmerdée. Moi, j’ai 50% de réactions violentes, 50% de réactions positives.
Et c’est quoi les réactions violentes ?
La plupart du temps, c’est les propriétaires. Soit ils toquent à la porte pour dire qu’ils nous ont vus, et qu’ils appellent les flics. Là on sait qu’on a dix minutes pour dégager. Soit ils sortent et c’est très violent. À la Butte aux Cailles, alors que c’est l’endroit où y a le plus de street art, c’est là que j’ai les altercations les plus violentes. La première fois, j’ai une dame qui a dit en sortant : « Je vais nettoyer vos merdes ». Elle est passée avec un balai et un seau pour arracher tout ce qu’on avait fait. Sauf qu’au moment où elle l’a fait, y a un tour operator qui était entrain de regarder et de prendre des photos. On les a regardés prendre notre défense et la dame hurlait, elle a tout arraché. La deuxième fois, c’est une dame qui est sortie, qui a dit : « J’en ai ras le bol, j’appelle les flics ». Cette dame nous a expliqué qu’elle habitait ici depuis des années. Du jour au lendemain, le street art s’est emparé de ces rues. Aujourd’hui, elle a des gens qui grimpent sur ses plantes, qui prennent des photos. Elle en a marre. Du coup, on comprend mieux. Là on a réussi à communiquer. Mais ce que je comprends pas c’est que les gens sont extrêmement violents. Peut-être parce que j’ai pas une tête de loubard. Au début j’essayais de dialoguer. Je vais sur des murs qu’on appelle des « spots », qui sont vétustes, déjà investis par des choses. Je vais pas aller sur un immeuble haussmannien, ça me parait logique. Après la tentation est toujours plus forte… Je dis pas que je le ferai pas un jour !
Tu dis que t’as pas la tête de l’emploi. Est-ce que tu penses que ça explique aussi le nombre restreint d’altercations que t’as eu avec les policiers ?
Oui. J’ai du négatif du côté des gens, mais du positif du côté du flic, peut-être. Je pose des grosses pièces, ça prend énormément de temps. C’est vrai que généralement les copains me disent : « T’as des flics qui sont passés en vélo, ils ont vu, ils sont repartis ». Je pense que ça m’aide : une petite blonde qui pose des fleurs, des culottes. Mais du côté des passants, c’est négatif.

On te dit pas explicitement : « Arrêtez parce que c’est illégal » ?
Non, en général c’est parce qu’on salit. « C’est crade ce que vous faites. » Je pense que dans ce que je fais l’illégal ne rentre pas en paramètre, parce que mon message est tellement positif et dynamique !
Cela dit, l’illégalité te permet une liberté dans ta créativité ?
Oui. Quand je fais du mural art, j’ai un cahier des charges, des rencontres avec des professionnels. Quand t’es dans la rue, c’est toi qui décides ce que tu prépares. Tu sais pas avec qui tu vas coller. On fait ce qu’on veut. Cette liberté-là, je l’ai jamais connue ailleurs.
Si demain la Mairie de Paris décide que dorénavant c’est OK de faire de l’art dans la rue, qu’est-ce qu’il se passe pour toi ?
Je pense que ça va modifier les choses. Parce qu’on s’en rend compte, déjà quand y a des sessions encadrées. Les gens te disent sur quel support te mettre. Donc déjà là, ta liberté est finie. Je pense que de toute façon, le vandale sera toujours le vandale. Même s’ils autorisent certains murs, certains endroits, on trouvera toujours quelque chose à faire. C’est bien, ça permet d’avoir de l’imagination. Et puis y a l’adrénaline. T’auras toujours envie de l’avoir.

Mais pour l’heure c’est illégal. Du coup, même si t’as pas eu de gros problèmes, est-ce que t’a développé d’autres stratégies, en plus de l’heure, pour éviter les flics ?
Courir. Alors j’ai une anecdote : mes premiers gros montages je les ai faits en Normandie. C’était l’été, la nuit et je voulais poser sur un blockhaus. J’ai posé ma pièce et j’ai vu des lampes torches balayer l’endroit en disant : « Qui c’est qu’est là, qu’est-ce que vous faites ? » Et je voyais des lampes torches arriver au pas de course sur moi.
T’étais toute seule ?
Y avait quelqu’un de ma famille en vigile et j’avais pas trop capté qu’on me faisait des appels de phares. Je suis partie très vite, j’ai couru, j’ai couru, je les ai semés. Je pense que j’avais des gros balourds derrière. Je pense pas qu’ils venaient là à cause de ce que je faisais. Ils venaient voir si y avait des gens qui dealaient.
C’était des policiers ?
C’était des gendarmes. Je me dis : le jour où j’ai le moindre pépin, c’est un avantage de courir vite. Après, si je dois avoir une amende, j’aurai une amende. Je suis assez respectueuse de la loi, c’est le jeu. Ça me ferait quand même sourire de voir le constat : « Jeune femme, 37 ans, vue entrain de coller des culottes dans Paris »…

Pour rester sur Paris, qu’est-ce que tu penses de cette schizophrénie de la ville qui valorise certaines formes de street art, et fait tout pour en invisibiliser d’autres ?
Je pense qu’ils ont peur de ce qu’on appelle « l’ouverture de spots ». C’est-à-dire : t’as un mur propre, je vais poser un coeur, y a un mec qui va faire une fresque à la craie, y a un autre il va mettre sa pub, etc. Pour avoir beaucoup voyagé et beaucoup posé ailleurs, en France on n’a pas du tout la politique de la rue. On a beau mettre de la street food dehors, c’est ridicule. Tout est cadré, sponsorisé. On n’a pas cette philosophie d’être dehors, de regarder ce qu’il se passe sur les murs. On va en galerie pour voir ce qu’il se passe. C’est pour ça que quand y en a trop, on se dit que c’est le bordel ; qu’une façade, ça doit être propre.
Est-ce que pour terminer tu pourrais me proposer ta définition du street art ?
Je dirai tout simplement la traduction française. C’est l’art dans la rue. J’en suis la preuve vivante : quand t’as pas accès à l’art, quand t’as pas des parents qui viennent de milieux artistiques, que t’as pas les moyens d’avoir un atelier, ça te permet de pouvoir t’exprimer. C’est une galerie ouverte à tous et c’est un moyen de rassembler les gens sans distinctions sociales.
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Merci à elle pour son temps et ses réponses !