Récit d’une promenade à la Butte aux Cailles, entre street art, harcèlement de rue et culture du viol.
La Butte aux Cailles est un haut lieu de l’art urbain à Paris. Personnellement, je l’aime pour ses murs collectifs, où des dizaines de colleurs et graffeurs viennent poser leurs œuvres les unes à côté des autres. On peut passer de longues minutes devant un seul d’entre eux, le temps de le regarder, de l’examiner, de jouer à reconnaitre les signatures et de le photographier sous tous les angles. C’est ce genre d’activité à laquelle j’entends m’adonner, cet après-midi du mardi 21 juillet 2020. J’avais simplement oublié que j’étais une meuf et que, en tant que telle, un interdit tacite m’empêche de profiter sereinement de l’espace public.
Il est aux alentours de 15h30, le soleil tape, je viens de quitter la place Paul Verlaine et me dirige vers des rues moins touristiques. Depuis déjà un moment, je sens les regards d’hommes glisser sur moi. Mais je suis concentrée sur mes photos, je me force à ne pas y prêter attention. Je passe en bas d’échafaudages, des ouvriers m’interpellent ; peu importe, il y a une fresque de Kashink que se profile plus loin. Sur le trottoir d’en face, un mec essaye d’obtenir mon attention à grand renfort de : « Hé ! Mademoiselle ! ». Je me tourne vers lui, peut-être qu’il a juste besoin d’un renseignement, il ne faut pas être parano. En fait, il me drague. Je me contente d’un « Non, c’est bon » en levant les yeux au ciel et je m’en vais. Un énervement mêlé de lassitude commence à se faire sentir, mais je me concentre sur la fresque à photographier. Sauf que…
Du coin de l’œil, je capte un mouvement sur ma droite. C’est le type de tout à l’heure qui revient à la charge. Il s’est fait accompagner d’un ami cette fois. Je n’écoute même pas ce qu’il me dit et le coupe pour lui signifier que je ne veux pas lui parler. À ce moment, les deux se rapprochent, ils sont face à moi et je suis dos à un mur. Le nouveau venu me scan de haut en bas avec un air lubrique avant de chuchoter :
« Vous êtes charmante, Mademoiselle.
– Casse-toi.
– Faut pas le prendre comme ça.
– Je veux pas de ton avis sur mon physique, laisse-moi.
– Non, mais c’est normal, tranquille. »
Alors non, « Mondamoiseau », rien de tout ça n’est normal, il s’agit d’un outrage sexiste, un délit punit par la loi. Je suis en train de travailler, je veux juste qu’on me foute la paix, alors dégage ! Tout ça, je lui dit, véhément. De son côté, il me réplique que je suis impolie et que je devrai me calmer. Pendant ce temps, le premier homme reste en retrait, mais je sens qu’il me mate, goguenard. Après un ultime « Dégage ! », ils commencent enfin à s’éloigner, non sans m’expliquer : « Quand t’auras fini de taffer, on va te retrouver et cette fois tu vas filer ton numéro. » Je croise le regard compatissant d’une femme qui marche de l’autre côté de la rue.
Voilà pour l’anecdote. Sauf que ça n’en est pas une.
Premièrement, il y a la récurrence.
Depuis le déconfinement, je peux compter sur les doigts des deux mains les fois où je suis sortie de chez moi sans me faire emmerder. J’ai régulièrement dû hausser le ton pour me débarrasser d’hommes aux comportements inacceptables. Certes, aucun texte de loi ne le dira, mais dans la pratique nous n’avons pas le droit d’occuper ni d’arpenter nos rues.
Deuxièmement, il y a le patriarcat institutionnel.
Ce harcèlement sexiste que je viens de vivre ne m’empêche pas de continuer la promenade. Je descends le passage Boiton, aux murs recouverts de dizaines de collages et de graffs. Parmi eux, une phrase-choc du collectif des Colleuses de Paris (LIEN) : « Plainte refusée, femme tuée ». Quatre mots qui décrivent efficacement une réalité factuelle et documentée.
Alors que je photographie une œuvre de Qwert non loin, un camion de nettoyage de la Mairie de Paris arrive, deux agents en descendent et, en quelques minutes, font disparaitre le collage à coups de Karcher. Alors, certes, ce n’est pas Anne Hidalgo en personne qui a donné l’ordre. Mais ce sont les riverains qui ont signalé ce collage en particulier comme « dérangeant », ainsi que me le confie un des deux employés municipaux. « Dès qu’un signalement est fait, il faut effacer, c’est la règle ». Une règle qu’on ne questionne pas. Voici un exemple parmi tant d’autres des mille et une façons symboliques de nous dire « ferme ta gueule ! » quand on s’exprime publiquement sur la réalité de la vie des femmes en France.
Troisièmement, il y a l’indignation à géométrie variable.
En tant que passionnée de street art, ces deux évènements coup sur coup ont pour moi une résonnance particulière. Il y a quelques jours, le magazine NEON publiait une enquête sur Wilfrid A., violeur présupposé et auteur de la petite phrase « L’amour court les rues », qu’il appose un peu partout sur les murs parisiens depuis des années. Des années pendant lesquelles il aurait abusé et violé de nombreuses jeunes filles. Une plainte collective est en cours.
Récemment, j’ai croisé trois de ses « œuvres », toujours intactes. Comment ne pas s’indigner de ce deux poids, deux mesures ? Cette affaire a suscité à peu près zéro réaction dans mon fil d’actualité Instagram, réseau où les acteurs du milieu passent un paquet de temps à publier du contenu et à se mettre en scène. À la sortie de l’article de NEON, leur silence a été assourdissant. Et peu importe Me Too, peu importe le cas Wilfrid A., notre harcèlement continue quotidiennement. À la seule différence que, désormais, pour ma part, j’ai le courage de dire : « Dégage ! ».
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